Archives de l’auteur : Marc Capelle

A propos Marc Capelle

L'ESJ Lille, les Affaires étrangères, les routes de l'Est, quelques livres.

Ce jour froid et gris comme un 11 novembre

Calot visé sur le crâne, uniforme bleu marine de l’armée de l’air, pistolet-mitrailleur modèle 1949 fièrement plaqué contre le torse, je défile en cadence aux côtés de mes camarades de section. Nous sommes les seuls militaires présents dans ce village perdu du Cambraisis, dont j’ai hélas oublié le nom.

A la base aérienne 103 de Cambrai, où nous sommes incorporés depuis un peu plus d’un mois pour y effectuer notre service militaire, on nous a expliqué que c’était un honneur pour nous de défiler le 11 Novembre. En vue du grand jour, nous avons appris à marcher au pas sous les ordres d’un sous-officier.

Ce matin du 11 novembre 1978, un car de l’armée de l’air nous a amenés sur place. Il fait froid et gris. Nous nous alignons en colonne par deux et, au signal du chef, nous voilà partis. Sur le trottoir, quelques familles postées devant leurs portes nous applaudissent. Au pied du monument aux morts, quelques officiels à l’écharpe tricolore nous attendent.

Au cours de ce défilé qui ne doit durer qu’une dizaine de minutes, je pense à mon grand-père paternel. Ancien prisonnier de guerre de la Seconde guerre mondiale, il est responsable de l’association des anciens combattants dans le Nord, et chaque année, il prononce des discours, souvent dans des cimetières, à l’occasion du 8 Mai et du 11 novembre. Il invite tout le monde à se souvenir et il dit « plus jamais ça ». Enfant, j’ai régulièrement assisté à ces cérémonies, rythmées par les remises de médailles, sur fond de porteurs de drapeaux.

J’ai vingt ans et ne sais encore rien des guerres à venir. Dans la rue de ce village, je marche entre mémoire et inconnu.

© Marc Capelle

Francis Bueb, résistant de Sarajevo

Pour mémoire (c’est-à-dire pour en garder et entretenir la mémoire), je publie ici ce que j’ai posté hier, 23 octobre, sur Facebook. J’ai écrit ce texte en quelques minutes, immédiatement après avoir appris la mort de Francis Bueb, que j’avais rencontré pour la première fois en 1996, juste après la guerre. Sarajevo est définitivement chère à mon coeur. J’y ai rencontré des hommes, des femmes, des enfants aussi, exceptionnels et qui m’ont beaucoup appris. Francis en faisait partie.

——

« Sale jour. J’apprends à l’instant la mort de Francis Bueb. Mon ami Francis. Notre ami Francis. Francis avait quitté la Fnac, alors que la guerre ravageait la Bosnie-Herzégovine. Il estimait, avec quelques amis, que sa place était à Sarajevo, assiégée et pilonnée par les forces serbes. Son idée folle était d’apporter des livres, des artistes, de la culture aux Sarajéviens et aux Sarajéviennes qui faisaient preuve d’un courage admirable. La culture comme outil de résistance, c’était l’arme supplémentaire que leur proposait Francis Bueb.

Il a ainsi fondé, au coeur de Sarajevo, le Centre culturel André Malraux. Un lieu de vie, un espace de rencontres et de dialogue. Un joyeux bordel aussi où Francis accueillait les visiteurs, cigarette et sourire énigmatique aux lèvres, devant un verre de Vranac posé au milieu du fouillis de sa table de travail.

Francis a mis son carnet d’adresses au service de la ville et, à force de coups de fil, il a fait venir à Sarajevo une liste impressionnante d’artistes, acteurs, actrices, cinéastes, écrivains…

On adorait Francis ou on le détestait. Il était ingérable, incontrôlable, insupportable, notamment lorsqu’il s’agissait de respecter quelques règles du jeu de l’administration française. Car si le Centre André Malraux était une association de droit privé (un temps présidée par Jorge Semprun, c’est vous dire !), il bénéficiait aussi de subventions. Il fallait donc rendre des comptes.

Francis était surtout formidable et entier. Quand il avait une émotion, il avait besoin de la partager immédiatement avec ses amis.

Une belle équipe de jeunes sarajévien(nes) a travaillé au Centre André Malraux et beaucoup ont aujourd’hui tracé leur route dans des domaines très différents.

Pendant au moins vingt ans, le Centre André Malraux et Francis Bueb (citoyen d’honneur de la ville) auront incarné la France à Sarajevo, bien plus que l’ambassade de France toute proche.

Il y a quelques années l’aventure a pris fin. Francis, fatigué, a du se résigner à passer la main. Le Centre André Malraux est devenu l’Institut Français de Bosnie-Herzégovine. Je n’étais plus à Sarajevo à ce moment là. »

Ecrire autrement

Le soleil éclaire la Terre. Sujet, verbe, complément. Des phrases courtes. Pas de fioritures. Un adverbe le dimanche, un adjectif de temps en temps. Faire sobre. Le format de Twitter lui va comme un gant. Devant son écran, il se prend parfois pour Felix Feneon. Les Nouvelles en trois lignes de Feneon. Du grand art.

Parfois, il essaie quand même autre chose. Il inspire un grand coup et se lance dans une phrase comme on en trouve dans les livres salués par la critique parce que l’auteur, parfois une autrice, a su hypnotiser le lecteur, parfois la lectrice, à coups de mots qui pétillent, crépitent, claquent, qui frétillent ou qui titillent, de phrases qui vous embarquent loin et vous laissent au petit matin épuisé mais heureux sur un autre rivage, d’histoires folles ou drôles, incroyables ou terrifiantes, émouvantes et captivantes.

Mais, ce matin c’est différent. On est mercredi et c’est le jour de Lulu. Il y a un peu plus d’un an, il a reçu la première visite du petit Lulu. C’était un matin grisâtre. On était en novembre et il n’y avait rien d’épatant à attendre de la journée. Vers 10 heures, un coup de sonnette l’a arraché à son troisième café. Il a passé une main dans ses cheveux avant d’aller ouvrir la porte. A cette heure-là, c’était sans doute le voisin qui venait lui rendre les cisailles qu’il avait empruntées. Mais non. C’était Lulu. Il n’en savait encore rien à vrai dire. Devant lui, un petit gars d’une dizaine d’années le regardait droit dans les yeux.

– ‘jour ! T’es mon papa !

– Hein ?

Lulu lui avait expliqué qu’il s’appelait Lulu et lui avait remis une lettre de sa mère dans laquelle elle démontrait qu’il était bien le père du gamin qui venait de s’inviter chez lui. Evidemment, le sol s’était mis à tanguer un peu et il s’était accroché au battant de la porte. Mais déjà Lulu s’était faufilé entre ses jambes et avait pris place sur le vieux canapé.

– Maman a dit que tu devais m’apprendre à écrire.

Depuis, Lulu vient le voir tous les mercredis. Sa mère le dépose à l’entrée du village et il marche tranquillement jusqu’à sa maison, juste à côté de la boulangerie. Ils s’installent tous les deux à la grande table et Lulu sort sa grande trousse pleine de crayons. Ce matin, il a l’air fatigué le petit Lulu. Lulu, son fils. Peut-être a t-il une vie compliquée en ce moment. Il n’en sait rien et il a choisi de ne pas poser de questions. Laisser les mots venir, ou pas. Lulu ne va pas à l’école et sa mère, une marginale rongée par le complotisme, se trompe en imaginant qu’il est bien placé pour lui apprendre à écrire. Pourtant, après un an de cours, Lulu sait écrire son nom et son adresse, mais guère plus. Et lui, le roi de l’écriture efficace, le champion des messages en 280 signes, se sent désarmé. Déstabilisé même. Il faut dire que Lulu a tout de suite posé ses conditions.

– En fait, moi je m’en fous d’écrire. Ce que je veux, c’est que tu me racontes tout.

– Tout quoi ?

– Tout ce qui se passe, tout ce que tu fais !

Alors, ce matin, comme tous les mercredis matins, Lulu sort ses crayons de couleur et dessine, pendant qu’il lui raconte « tout ». Aujourd’hui, « tout » c’est l’histoire de ces deux gamins qui se sont installés dans le village avec leurs parents il y a trois ans. Ils venaient d’Irak et ne parlaient pas français.

– Ah ? Ben, comment ils faisaient s’ils ne parlaient pas français ?

Lulu crayonne fébrilement mais s’arrange pour ne pas montrer ce qu’il dessine.

– Ils ont appris, Lulu ! Ils sont tout de suite allés à l’école. Et maintenant, ils parlent très bien et ils sont devenus les interprètes de leurs parents. Et, bien sûr, ils savent aussi écrire…

Les crayons de Lulu s’agitent. Le rouge, le noir, le bleu, le jaune…. Il laisse Lulu dessiner. Il sait que c’est sa façon à lui de s’exprimer. Les couleurs de l’arc-en-ciel lui tiennent lieu d’alphabet. A sa façon, il raconte des histoires, Lulu. La sienne parfois. Celle des autres aussi. La semaine dernière, alors qu’il avait une fois de plus tenté de l’intéresser à la conjugaison des verbes être et avoir, Lulu lui avait quasiment tourné le dos, presque couché sur sa feuille de papier. Vers midi, au moment d’aller retrouver sa mère qui l’attendait en voiture à l’entrée du village, il lui avait tendu son dessin. « Tu regarderas quand je serai parti ».

Bluesky : le réseau des bisounours ?

La grande migration est en cours. Ils fuient en masse l’enfer de Twitter/X et tentent de se réfugier sous le « ciel bleu » (Bluesky). Ces exilés ne supportent plus l’atmosphère épouvantable du réseau acheté et saccagé par Elon Musk pour 40 milliards de dollars. Quarante milliards !

Les échanges entre les premiers utilisateurs de ce nouveau réseau sont assez révélateurs. Tout le monde sur Bluesky affirme rechercher la paix, la politesse, le calme. Peace and love à tous les étages. Devenir membre de ce havre de paix n’est, pour l’instant, pas donné à tout le monde : seuls les détenteurs d’un code secret peuvent entrer. Un code transmis par un(e) ami(e) qui vous veut du bien. « Viens chez nous, l’air est plus frais ! ».

Alors, ce réseau qui se pose en alternative à Twitter/X ne serait-il qu’une maison de repos ? On observe, un peu dubitatif, les pensionnaires qui arpentent les allées du parc et se saluent, sourire aux lèvres. Tous ces curistes ne sont-ils là que pour se refaire une santé ?

Bluesky n’a pourtant pas intérêt à n’être que le royaume des bisounours, car on risque de s’y ennuyer rapidement. En 2023, un réseau social digne de ce nom ne peut plus se développer à coups de photos de chats ou de mots doux échangés entre abonnés.

Bref, on a besoin de débat, d’informations, d’analyses, d’ images de qualité. Tout cela est bien sûr déjà présent sur Bluesky, mais on est encore en période de tâtonnement, comme si on trempait un doigt de pied dans l’eau pour tester la température. Le profil des prochains arrivants donnera certainement au « ciel bleu » sa couleur définitive. Bleu délavé, bleu foncé, bleu roi ? Bleu Europe ? Un réseau généraliste ? Un réseau plutôt porté sur l’actualité ? Sur la recherche ? Tout est sans doute possible, à condition d’éviter le réseau mou du genou.

A quoi ressemble ma vie sans ordinateur ?

La question m’est tombée dessus, postée par l’un de ces algorithmes qui nous pistent du matin au soir. « A quoi ressemble votre vie sans ordinateur ? ». Hier, la question du jour était du genre « C’est quoi, pour vous, un véritable ami ? » ou peut-être « Vous préférez faire carrière ou vous choisissez l’imprévu ? ». Tous les jours, une question en mode « sujet de bac » ou de brevet des collèges. Je ne réponds jamais. Surtout, ne pas nourrir l’algorithme !

Cette fois, je vais faire une exception, mais en répondant ici. Pas sur l’application qui me soumet tous les jours à la question.

Donc, ma vie sans ordi… Soyons précis : sans ordinateur, mais avec smartphone. La question n’est pas « A quoi ressemble votre vie sans écran ? ».

J’ai commencé à utiliser un ordinateur chaque jour en 1988, pendant quelques années seulement à titre professionnel et uniquement sur mon lieu de travail. L’ordi portable n’existait pas encore. Mon premier portable date du milieu des années 1990, je crois. A partir de ce moment là, je ne me suis plus jamais passé d’ordinateur. C’est dire que je suis quelque peu dépendant de ma, ou plutôt de mes bécanes (vous remarquerez que je vous épargne le fastidieux débat « Mac ou PC ?»).

Pendant une brève période, j’ai essayé de m’en passer, sinon de m’en libérer. J’ai en particulier tenté de revenir à l’écriture manuscrite, car désormais j’utilise essentiellement l’ordinateur pour écrire. De ce point de vue, le smartphone et ses nombreux usages, remplace aisément l’ordi. En quelques clics, on commande nos billets de train, d’avion, de métro, de spectacles. On suit l’actualité sur un smartphone, on échange avec notre réseau… bref, un smartphone.

J’ai ainsi cru naïvement que quelques bons vieux cahiers à carreaux allaient me redonner le goût des textes manuscrits. Mais, peine perdue… J’étais incurable. Il faut dire qu’avant l’ordinateur, j’utilisais déjà une machine à écrire. Ma première machine – une antiquité (voir photo) – date de mes années lycéennes. A cette époque, j’avais accouché d’une ébauche de roman, péniblement tapé à deux doigts et à grands coups de « retour charriot ».

Bien des auteurs continuent pourtant d’écrire à la main, me direz-vous. Je sais, mais j’en suis incapable. A ma décharge, j’ai probablement été conditionné par un usage professionnel bien connu de l’ordinateur : il permet d’écrire mais aussi de transmettre. Quand, pendant des années, on écrit des articles, des notes ou des rapports, dans l’avion, dans le train, au bureau ou chez soi, avant de les envoyer dans la foulée à son ou ses destinataires, il est bien difficile de concevoir la vie sans ordinateur.

Il me reste une piste à explorer : mettre l’écriture de côté. Après tout, ai-je vraiment encore quelque chose à écrire ? Et, si j’écris, ai-je besoin de transmettre ?

Dans l’immédiat, je vous envoie ces quelques lignes. Les dernières, peut-être. Ou pas.

La coopération internationale peut-elle disparaître ?

Dans les locaux de Radio Belekan, à Kati (Mali) en 2005. Photo © Marc Capelle

L’actualité nous le démontre chaque jour : nous allons vers un monde de plus en plus dur. Guerres, réchauffement climatique, développement des phénomènes migratoires, affrontement entre les démocraties et les dictatures ou les régimes autoritaires… Les sujets de tensions qui peuvent nous amener à réorganiser nos priorités ne manquent pas.

Dans ce contexte, on peut se demander si la coopération internationale a encore de beaux jours devant elle. Encore faut-il s’entendre sur ce concept de « coopération internationale ». Evacuons tout de suite l’humanitaire. Il ne s’agit pas de cela. On pense plutôt ici aux projets montés entre partenaires de pays différents et qui ne relèvent pas du simple domaine des affaires, pour ne pas dire du business international. Ces projets peuvent concerner des domaines aussi variés que l’agriculture, la médecine, les médias, la formation, la justice, la sécurité… Le partenariat met généralement en relation des équipes d’un ou plusieurs pays qui possèdent le savoir-faire nécessaire, avec des équipes des pays demandeurs de cette expertise.

Point essentiel à retenir : pour qu’un projet ait une chance de réussir, il faut établir un partenariat réel et sincère, basé sur une identification sérieuse des besoins et une demande clairement exprimée. Sans véritable demande, pas de projet, sauf à vouloir s’imposer.

Bon nombre des projets de coopération internationale sont mis en œuvre grâce à des financements publics. Dans le cas de la France – mais pas seulement elle – une bonne part de ces projets relèvent de l’aide au développement, terme qui dans le contexte tendu actuel peut être perçu comme une marque de condescendance. Les pays du Nord (riches) viendraient ainsi en aide aux pays du Sud (pauvres). Pour les uns, il s’agit solidarité, et d’autres y voient de la charité mal placée.

Ces questionnements ont toujours existé. Au cours d’une vingtaine d’années de pratique dans ce fameux domaine de la coopération internationale, j’ai entendu ces critiques à maintes reprises. De fait, les financeurs, encore appelés bailleurs de fonds, accordent généralement leurs crédits à des projets dont ils estiment qu’ils servent directement ou indirectement leurs intérêts, ne serait-ce qu’en terme d’influence. Il faut d’ailleurs beaucoup d’énergie et d’habileté aux petits opérateurs de ces projets pour diversifier suffisamment leurs sources de financement pour dépendre le moins possible de ces considérations diplomatico-politiques.

Et aujourd’hui ? Pour ne prendre que l’exemple du continent africain, on observe dans plusieurs pays des bouleversements rapides et majeurs et une remise en cause brutale de bien des accords ou alliances. La coopération internationale fera t-elle les frais de cette nouvelle donne ? Les troupes françaises et des diplomates sont contraints de quitter plusieurs pays. Aussi, qui peut affirmer qu’une organisation aussi puissante que l’Agence française de Développement ne sera pas priée, dans les pays où elle intervient, d’abandonner les projets en cours ? Pour céder la place à des acteurs russes ou chinois ? Et quid des acteurs plus modestes, souvent engagés depuis plusieurs années, dans des partenariats fructueux ? Vont-ils devoir tout arrêter parce que leurs financeurs, à Paris, à Berlin ou à Washington auront décidé que le vent a tourné ? C’est bien entendu déjà arrivé au cours des dernières décennies. Mais, cette fois, au regard du nouvel état du monde qui s’annonce, le repli ne risque t-il pas d’être autrement plus important et durable ?

En point d’orgue de cette inquiétude, on rappellera enfin que ce sont des équipes d’hommes et de femmes qui mettent en oeuvre les projets de coopération internationale. Des équipes qui se découvrent, qui apprennent à communiquer, à travailler ensemble et à échanger. Au fil des années, ces relations alimentent et enrichissent la perception que l’on peut avoir de l’autre. Pour celles et ceux qui sont sincèrement engagés sur ce terrain, devoir mettre la clé sous la porte est toujours un déchirement.

Marc Capelle

Au journal

A la fin des années 1970, étudiant en droit, je travaillais de temps en temps, le soir, au service « expéditions » de La Voix du Nord. C’était mon premier contact avec la presse. A cette époque, l’imprimerie était installée rue Saint-Nicolas, au coeur de Lille, au rez-de-chaussée du siège du grand quotidien régional. Le journal faisait alors pleinement partie de la cité et les passants pouvaient entendre le bruit des rotatives cachées dans les entrailles du bâtiment.

Nous autres, étudiants, prenions notre service vers 20 H. Nous étions placés sous les ordres d’un escogriffe en tablier bleu que tout le monde appelait « Le Grand » . Il nous avait à l’œil. « Faites pas les malins avec moi, hein ! » hurlait-il régulièrement. Notre boulot consistait à remplir des camionnettes, des camions aussi, de paquets bien ficelés de journaux. Les éditions tombaient les unes après les autres, celles destinées aux villes les plus lointaines d’abord. Nous chargions les véhicules prêts à partir aux quatre coins de la région pour alimenter les kiosques et autres marchands de journaux. Les chauffeurs nous regardaient faire en fumant une clope. De temps en temps nous avions droit à une pause et nous grimpions dans les étages jusqu’au bar. Là, un grand comptoir accueillait les journalistes, les techniciens, les ouvriers du Livre et la bière coulait à flot. Nous observions tout ce petit monde avec de grands yeux, assez fiers d’être admis dans les coulisses de La Voix du Nord, même si nous lisions rarement le journal. Une fois notre bière terminée, nous redescendions, la mousse aux lèvres et « Le Grand », nous accueillait avec un « Oh, les intellos, c’est fini de picoler, hein ! Au boulot et plus vite que ça ! ».

Il nous emmerdait un peu, le Grand, et nous avions envie de lui jouer un tour. Toutes les cinq minutes, il beuglait des consignes dans un téléphone en bakélite comme on en faisait encore en ce temps-là. Un soir, l’un d’entre nous a discrètement enduit le combiné d’encre d’imprimerie, bien noire et surtout très épaisse. Aussi, lorsque le Grand a décroché quelques instants plus tard et que nous l’avons vu, la joue noire et l’œil en colère, nous étions bêtement contents de notre mauvaise blague.

Vers 1 heure du matin, parfois 2 heures, la dernière édition – celle de Lille – tombait. Nous balançions à toute vitesse les derniers exemplaires dans les camionnettes, et il était temps d’aller se coucher. Je récupérais mon vélo posé dans un coin. Sur le chemin du retour, je croisais souvent quelques fêtards. J’étais fatigué mais léger.